Lettres adressées

Papa, comment te dire je t’aime

J’attends la pluie pour que le père cesse de taper, de taper contre le mur. Du haut de l’échelle, il frappe les planches de la dépendance avec un marteau. Je suis à l’intérieur. Il éternue. Il ne tombe pas et je l’imagine tomber. Je me recroqueville, écouteurs dans les oreilles. J’augmente le volume sonore, comprime ma tête entre mes bras. Quand il tape, il tape dans mon cœur. Sans protection, il est comme nu, tout en haut. Pas de casque ni de corde. Seulement son corps, ses habits, son marteau. Il crie contre sa femme qui s’inquiète pour lui.

Elle dit : Tu vas te tuer.

Il dit :  Je me tuerai quand vous ne serez pas là, pas besoin d’échelle pour ça.

Elle le laisse et elle pleure.

Il fait semblant d’hurler et le petit frère a peur.

J’attends la pluie pour que le père rentre chez lui. Il ne l’a jamais aimée, la pluie.

Je ne comprends pas ce qu’il bricole. Le week-end dernier, il aspirait les aiguilles de pin coincées entre les planches de la terrasse. Le weekend-end d’avant, il enlevait les petites herbes contre le mur de la maison. Il bricole souvent. C’est un peu comme s’il fabriquait son refuge à petits coups de marteau. Lui et moi, on est un peu pareil : mes mots sont des sortes de clous.

J’aimerais lui dire qu’il n’a pas à se mettre en danger pour qu’il sache qu’on tient à lui. Que l’amour n’est pas qu’un appel au secours. Que l’affection s’offre au jour le jour. Pas besoin de grands discours.

Il monte toujours plus haut, toujours plus loin tout au bout de l’échelle. On pourrait penser qu’il se croit au-dessus de tout. Je crois plutôt qu’il s’échappe au milieu de tout, au milieu de tout ce monde qui écrase sa sensibilité, ses émotions qu’il n’a pas appris à exprimer. Peut-être que je me trompe. Au fond, je n’en sais rien. Peut-être qu’il bricole, lui aussi, avec ses bouts d’enfance, avec son existence. Il cherche des échappées. Peu importe. J’aimerais juste qu’il se sente bien.

Papa, descends de l’échelle.

En attendant que les bruits cessent, j’ai ouvert une bouteille de vin avec difficulté – le bouchon s’est séparé en deux et je me suis coupée, tu n’étais pas là pour m’aider. Une fois ouverte, je t’ai appelé, je voulais savoir si tu en voulais. Tu étais descendu de l’échelle, tu me cherchais. Comme à ton habitude, tu as souri légèrement, en détournant la tête. Tu m’as dit : Attends dix minutes, je n’ai pas fini. Et puis : Attends vingt minutes, je n’ai pas déblayé. J’ai attendu et tu es venu. J’ai renversé du vin par terre, j’ai jeté le bouchon dans la poubelle, tu as dit : Elle a jeté le bouchon ! Tu as allumé les lumières du salon – celles que tu avais bricolées – parce que selon toi, c’est la teuf. On s’est assis, on a trinqué avec nos grimaces habituelles, on a bu. Tu as dit que tu te sentais bien, avec tes lumières. J’ai dit que le soleil couchant en face de nous m’éblouissait. Nous avons pensé en même temps que c’était beau, avec l’olivier. Entre deux silences, tu as parlé de tes bricoles, j’ai parlé de la pluie. J’ai posé ma tête contre ton épaule. Tu as vu une tache noire sur la cheminée blanche, tu t’es levé pour la nettoyer, tu as dit que c’était l’heure de dîner. Je t’ai laissé pour rejoindre la dépendance.

Tu m’as dit : Merci pour le vin mon trésor.

Je t’ai dit : Merci à toi !

Cet instant simple, c’est la manière de nous aimer. Je ne sais pas si cela nous suffit. Ce n’est pas rien, c’est déjà beaucoup. Pas à pas. Doucement. En quelques gestes imparfaits, maladroits, partagés, dans la lumière déclinante. Un verre de vin à la main. Papa, on était bien.

2 commentaires sur “Papa, comment te dire je t’aime

  1. Que dire de plus : « Que l’amour n’est pas qu’un appel au secours. Que l’affection s’offre au jour le jour. Pas besoin de grands discours. »

    L’amour familial – si compliqué – si bien raconté. Merci !

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