Témoignage

Un soir au labyrinthe

Photographie

A la cathédrale de Chartres, les chaises recouvrant le labyrinthe ont été retirées. Il est vingt heure, la lumière du soleil éclabousse les vitraux, les couleurs de la rosace s’intensifient, le bleu s’approche de la nuit.

« Le labyrinthe, c’est le symbole de chaque vie humaine, c’est un chemin intérieur, spirituel, guidé par la foi, menant à l’amour du Christ. Vous pouvez y marcher dans la joie ou l’angoisse. Vous êtes trop jeune pour le savoir, mais avec ma longue existence, je peux vous dire que la vie n’est pas une ligne continue, elle est faite de détours, de demi-tours, de retours, de tournants, d’embûches : un vrai labyrinthe… », m’explique un prêtre avec entrain.

Trop jeune.

« Vous connaissez l’histoire de Thésée et du Minotaure ? Thésée, c’est l’image du Christ, et le Minotaure, c’est le Mal. Le Christ sauve l’humanité des forces du mal pour nous conduire jusqu’à l’amour de Dieu.

-J’imagine qu’il n’y a pas d’Ariane ?

-Non. Le Christ ne se perd pas, c’est lui qui nous montre la voie. Vous verrez qu’en entrant dans le labyrinthe, vous ne pouvez pas vous perdre, vous suivez le chemin. Une fois arrivée au centre, vous marcherez vers le chœur, le cœur du Christ. »

Je le remercie, me dirige vers l’entrée, mes pensées m’aideront à traverser les dédales, et je serai soulagée.

Le passage est étroit, je m’applique à ne pas toucher les lignes, à avancer sans encombre, à ne pas trébucher. Ma marche est lente, mesurée. Je regarde mes pieds, la lumière crépusculaire se diffuse à travers les vitraux, j’observe les autres pèlerins, intriguée. Un homme marche pieds nus, avance de deux pas, recule d’un pas, avance de nouveau, deux pas, un pas, deux pas, un pas, il freine l’allure des autres, il ne s’en préoccupe pas, il est trop concentré, il marche comme s’il dansait. Une femme pose sa main droite sur le cœur, son visage est proche de l’extase. Un homme s’arrête, lève la tête, contemple un vitrail. Un autre avance très vite, ses chaussures grincent sur les pavés, son visage est joyeux, amusé. Un grand-père attrape son petit-fils par le col, il l’empoigne fort, le dirige sur le chemin, l’enfant résiste, marche à côté, le vieil homme dit « Tu n’as pas envie ? », l’enfant résiste encore, l’homme sort du labyrinthe avec lui. Nous sommes une quinzaine, nos corps se frôlent sur les chemins parallèles, le silence nous relie, la lumière aussi. Les questions tournent dans ma tête. Que vais-je trouver ? Pourquoi marcher ? Comment revenir en arrière sans gêner les autres ? Pourquoi le désir d’un retour m’obsède ? Je laisse mes pensées flotter, les écoute murmurer

Je marche vers la mort

Je marche dans la mort

La route est longue, les virages sont rudes, les courbes s’allongent, les autres sont loin, je marche seule.

Je bute sur le mot « vie », n’y suis pas encore. J’essaye de le prononcer, je marche dans la vie, il s’évapore.

La route est longue

Le chemin est long

Je marche dans la mort

Arrivée au centre, il n’y a pas d’issue, le chemin s’arrête, il faut tricher, traverser les tracés du labyrinthe comme me l’a expliqué le prêtre tout à l’heure. J’aimerais revenir sur mes pas, il y a trop de monde derrière moi, je ne peux pas. J’attends qu’on me porte, qu’on m’élève, souhaite partir tout en haut vers le ciel, être aspirée par la lumière. Rien ne se passe, je sens une plénitude passagère, ferme les yeux, respire, me dirige vers le chœur. Un autre prêtre tient un panier rempli de papiers pliés en deux, me le tend sans me regarder, il parle à une femme, emporté. Je prends un papier bleu, j’y lis un mot, un seul, « Help ».

« Mais c’est en anglais, reposez-le, me dit le prêtre.

– Peut-être qu’elle est anglophone ? C’est important qu’elle garde le premier papier qu’elle a pioché, ajoute la femme.

– Cela n’a pas d’importance, prenez un papier blanc.

Je pioche un bleu.

– Un blanc !

Je pioche un papier blanc. En italique, il est écrit « la souffrance ».

Le prêtre m’explique qu’il faut regarder le message au verso, je lis dans ma tête : Rien ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu nous a montré dans le Christ Jésus, notre Seigneur. Ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les esprits, ni le présent, ni l’avenir, ni tous ceux qui ont un pouvoir, ni les forces d’en haut, ni les forces d’en bas, ni toutes les choses créées, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu ! Rom. 8

« Que vous apprend Dieu ? me demande le prêtre.

J’improvise des mots, lui dis ce qu’il souhaite entendre :

– Dieu dit que malgré la souffrance, il sera là, il ne nous abandonnera pas et nous guidera vers l’amour.

-C’est ça. Il nous apprend aussi la persévérance. Au cœur de la souffrance, il faut persévérer pour rejoindre l’amour de Dieu. C’est ce que vous avez senti durant votre chemin ?

Je retiens mes mots, retiens la mort, acquiesce, m’interroge.

-Est-ce que des personnes piochent l’amour ?

-Oui, mais pas l’amour des hommes : l’amour divin. »

Il a prononcé ces paroles d’un regard sceptique. Que voit-il dans mes yeux. Que devine-t-il. La colère monte et je pars.

Et je persévère à ma manière, reviens, enlève mes chaussettes, mes chaussures, entre de nouveau dans le labyrinthe.

Vous verrez que la mort n’est pas seule à mes côtés.

Pieds nus, je sens les crevasses de la pierre sur ma peau, je sens le froid, la nudité de la vie, sa fragilité, je sens les trous, les aspérités, je marche sur des milliers de traces dans les couches du passé,  je respire mieux dans le froid, je m’en fous des lignes, je les déborde, oscille, hésite dans le vertige, marche dans le bleu, dans la mer, dans le ciel, me forge une litanie qui m’entraîne, je marche dans le bleu, dans la mer, dans le ciel, je marche dans les arbres et la poussière, dans la boue des promesses dans les étoiles dans les rêves, je marche dans le sang dans le désir dans le sperme, je marche dans la vie dans la mort dans la colère, je marche dans les enfers dans les oiseaux dans les crampes, je marche dans la marche dans les muscles les basculements, je marche dans les chutes les croûtes les cicatrices, je marche dans la vie, dans la vie, dans la vie. Je marche le regard droit devant, mes pieds mordent les limites, quittent l’attendu, déjouent les règles, c’est mon chemin, seulement le mien, les autres sont devant moi, ralentissent, m’empêchent de continuer, d’avancer, j’attends, patiente, un enfant souffle derrière moi, il doit se dire mais qu’est-ce qu’ils font ces gens là, pourquoi ils avancent pas, un homme s’agenouille pour prier, un autre regarde son portable, j’avance légèrement, j’entends les pas de l’enfant, l’enfant marche derrière moi, j’entends ses pas, des larmes montent et je me répète tout bas, un enfant marche derrière moi, un enfant marche derrière moi.

Je n’attends plus, traverse anarchiquement le labyrinthe, marche sur les bords, reviens en arrière, remets mes chaussettes, mes chaussures, sors.

Dehors, les oiseaux s’enfoncent dans les murs blancs, la lune embrasse une rose blanche, tout se confond, tout se mélange.

Je crois au bleu du ciel et de la mer

Je crois à la puissance d’une étreinte

Je crois à la vérité de l’enfant

Je crois en la lumière se déposant sur les pierres

Je crois aux mots filant dans la nuit

Je marche dans l’ivresse de l’urgence, dans la beauté de la patience

Je suis un chemin accidenté et incertain, mes pas continuent d’avancer, je ne peux pas me tromper, c’est le fil que je vais tracer, loin des regards, des ordres, des leçons toutes données, c’est une vie comme les autres mais c’est à moi d’y croire, d’y rester, et d’y marcher, tête levée.

je marche dans le bleu, dans la mer, dans le ciel

je marche dans le bleu, dans la mer, dans le ciel

je marche dans le bleu, dans la mer, dans le ciel

7 commentaires sur “Un soir au labyrinthe

  1. Forcément, après la journée d’hier passée ensemble, ce texte a une résonance particulière. Je te souhaite de persévérer… de toujours croire à la beauté de la vie… quels que soient les chemins que tu emprunteras… et de savoir que tu n’es jamais seule. Bises !

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  2. Forcément, après la belle journée d’hier passée ensemble, ce texte a une résonance particulière. Je te souhaite de persévérer… de toujours croire à la beauté de la vie… quels que soient les chemins que tu emprunteras… et de savoir que tu n’es jamais seule. Bises !!

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  3. Et tu marches, tout court, tout long, tout du long. Dans le bleu. Tu sais quoi ? Un parfum vient de sortir et s’appelle Dans le bleu qui pétille. Eh bien voilà ! Tu marches dans le bleu qui pétille !

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